Cours de cinéma
Les paradoxes de la comédie par Jacqueline Nacache
Les paradoxes de la comédie - Rire ou ne pas rire -
Vendredi 27 mars, 18h, Place Carré.
A première vue, le Forum des Images, si rose, si noir, majestueux et spacieux, attire l'oeil du passant. Le Forum pourrait inciter les plus férus de cinéma d'entre nous à y pénétrer...Seulement voilà, lorsque nous arrivons à 18h, mon compère et moi, une demi-heure à l'avance, pensant que la salle serait comble de khâgneux en cinéma et de cinéphiles de tous âges, nous trouvons la salle 500...complètement vide... "Comment ? m'indignai-je. Sommes-nous seuls ?"
18h30.
Une demi-heure de tergiversations et de réflexions cinématographiques plus tard, la salle se remplit peu à peu, mais avec peine. Enfin, Jacqueline Nacache arrive...
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Jacqueline Nacache, professeur d'études cinématographiques, spécialiste du film classique, à l'Université Paris-Diderot, tenait une conférence vendredi 27 mars dans une des grandes salles du Forum des Images. Tour à tour elle a évoqué sept grandes comédies classiques, devant un public disparate et assez...âgé...(combien étions-nous âgés de 20 ans ?)
Chantons sous la pluie (1952)
Le film de Stanley Donen et de Gene Kelly marque l'âge d'or de la comédie hollywoodienne par ses couleurs flamboyantes et sa musique terriblement optimiste. L'euphorie qui émane du film coupe ainsi le spectateur américain de la morosité. Chantons sous la pluie recourt à des effets bien identifiables, burlesques à souhait, auxquelles contribue la potentialité comique du décor : les murs en brique, le piano, etc. Aussi le corps doit-il s'adapter au décor, faire oublier son humanité. Le corps est une chose et sa souffrance nous fait rire. Et partant, un premier paradoxe apparaît : plus le corps est maltraité, plus on en rit. Mais l'acteur rit-il de la même façon ? Le rire est tellement élémentaire, partie superficielle du visage, qu'il est capable d'être simulé. C'est une feintise ludique. Les acteurs n'ont pas droit au rire. Le rire est du côté du spectateur.
College (1927)
Dans ce film, Buster Keaton joue "le pauvre type humilié", impuissant à devenir un athlète. Personnage peu attaché à son condition humaine, Keaton incarne à lui seul la "défaillance de l'objet", l'homme à la fois mécanique et animal. Ses moments de gloire ne sont que des accidents qui font rire le spectateur. Pourquoi rire est interdit aux acteurs ? C'est en fait une tradition depuis le XVIIIe siècle, depuis la publication de l'oeuvre diderotienne, le paradoxe du comédien. Si le rire est interdit au comédien, c'est avant tout parce qu'il n'est pas photogénique. Il transforme le regard, dégrade le maquillage, révèle et la bouche et les dents.
Cette sacrée véritée
Après une brève analyse de College, Jacqueline Nacache se met à comparer Cary Grant à Buster Keaton. Le héros du cultissime La mort aux trousses, aussi plaisant soit-il, est le digne héritier de Keaton en ce qu'il s'avance masqué de la séduction. Cary Grant rit très rarement. Aussi, lorsqu'il rit, il se force à rire, la "politique des acteurs hollywoodiens" étant de rire faux.
L'extrait de Cette sacrée vérité dépeint un triangle amoureux où aucun des trois personnages n'expriment vraiment de gaieté. Le rire faux est triple : le piano, qui se rabat soudainement, blesse la main de Cary Grant qui dit à sa future ex-femme que "plus rien ne peut me blesser". Ce qui est évidemment faux ; les "chatouilles" de Cary Grant caché derrière la porte d'entrée tandis que sa femme écoute son prétendant lui lire un poème provoquent en elle un rire en décalage avec l'émotion attendue ; enfin le rire grossier et redondant du prétendant.
Cary Grant ne rit pas. Il garde son calme, impassible. Il ne peut librement exprimer sa douleur.
Arsenic et vieilles dentelles
...ou la comédie "screwball" impregnée d'humour noir. Il y a deux phénomènes apparents dans la scène de la découverte du corps dans le coffre. Le personnage interprété par Grant doit intégrer le fait qu'il n'est plus maître de son environnement. La mort le guette inexorablement ! Ce qui est tout aussi remarquable est son jeu d'acteur fracturé. Cary Grant perd sa souplesse, se raidit, rit faux. Autre paradoxe : le versant douloureux est toute la profondeur comique de la scène.
- Le rire comme surjeu -
Le Schpountz (1938)
Jacqueline Nacache parle (enfin) du cinéma français en analysant la scène où Irénée amuse une équipe de cinéastes venus tourner à la campagne en déclamant sur tous les tons "Tout condamné aura la tête tranchée". Un douple dispositif comique est remarquable dans le ridicule de Fernandel devant le public (on pense à sa dentition chevaline très intéressante) et dans la niaiserie même du personnage qui pense devenir une véritable star de cinéma.
- Le rire comme explosion naturelle -
Ninotchka
Lubitsch réalise Ninotchka afin de redorer et revivier l'image de Greta Garbo. Pour la première fois, Garbo rit. Elle révèle un autre visage. Avant le film, Lubitsch dit d'elle qu'elle a "une collection de sourires mais pas UN rire". Son explosion de joie naturelle étonne, réveille, amuse, et montre la supériorité du corps sur le langage. Le rire est spontané. La femme s'ouvre et perd une certaine forme de virginité. Tout ce qui a fait Garbo dès lors se brise.
Les Voyages de Sullivan (1941)
Sullivan, condamné à six ans de travaux forcés, apprend l'importance du rire dans les vies mornes de ses semblables. La scène se déroule dans une église afro-américaine. Les détenus regardent à un dessin animé et en rient librement, comme si le rire était un acte de foi, LE Salut. Ils retrouvent ainsi les valeurs de l'enfance et rentrent dans la communauté humaine grâce à la magie du rire, innocent et impudique. Cette scène finale, où le rire se déploie, serait-elle le miroir de la comédie hollywoodienne ? Le bonheur d'aller au cinéma ?
Quid du Bonheur du cinéma ? Rire n'est pas toujours synonyme de bonheur. L'acteur se tient à distance du rire, contrairement au spectateur. Ce paradoxe est le signe d'une rupture, un point de bascule. Le rire vient aussi parfois de la Mort et non de la Joie. C'est le rire du diable de Baudelaire. Le ricanement lugubre du masque de la comédie.